La Compagnie des Indes occidentales a cherché dans la Bible une justification au commerce d’esclaves
La Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (ou WIC), fondée il y a 400 ans, mena la guerre sur mer jusqu’à sa dissolution en 1791 et colonisa des régions d’Afrique occidentale et des Caraïbes. La WIC fit le commerce non seulement de marchandises, mais aussi d’êtres humains. Pourquoi la Compagnie prit-elle part à la traite transatlantique? Et combien de personnes réduites en esclavage au total furent victimes de son trafic?
Le projet de création d’une compagnie pour les Indes occidentales existait depuis longtemps. Willem Usselincx fut le premier à en proposer la création. C’était un marchand qui avait trouvé refuge dans la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas après la chute d’Anvers, en 1585. Usselincx s’intéressait notamment à la colonisation des Caraïbes. En 1600, il fit part de son projet aux états généraux, aux autorités de quelques villes et à des notables influents. Dans les années qui suivirent, les différentes parties débattirent de l’organisation de la compagnie et travaillèrent à l’élaboration d’une charte.
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La conjoncture n’était cependant pas favorable. Depuis 1606, la république des Provinces-Unies et l’Espagne tentaient de négocier une trêve. Les Espagnols exigeaient entre autres que la République se retire des Caraïbes et qu’aucune compagnie des Indes occidentales ne voie le jour. Lorsque la trêve put être signée, en 1609, il fallut mettre en sommeil le projet de création d’une compagnie.
À la fin de la trêve, en 1621, le projet de création d’une Compagnie des Indes occidentales ressortit des cartons. Usselincx ne put faire valoir ses idées et on s’attela à la rédaction d’une nouvelle charte. La WIC vit le jour le 3 juin 1621. La Compagnie obtint des états généraux le monopole de la navigation et du commerce en Afrique et dans l’Atlantique. La charte indique que «la navigation, le trafic et le commerce aux quartiers des Indes occidentales, Afrique et autres régions ci-dessous spécifiées ne seront ci-après pratiqués ni exercés qu’avec une puissante union des marchands et habitants de ces Provinces: Et à ces fins sera dressé et établi une Compagnie générale…»
L’organisation de la WIC présentait de grandes analogies avec la Compagnie des Indes orientales (VOC), fondée en 1602. La direction était répartie entre cinq chambres: Amsterdam, Zélande (Middelbourg), Quartier du Nord (Hoorn), Meuse (Rotterdam), Ville et Pays d’alentour (Groningue). Chaque chambre est administrée par des directeurs, dont le nombre varia et fut revu plusieurs fois dans l’histoire de la Compagnie. Ces directeurs étaient élus par les actionnaires principaux des chambres concernées. L’instance dirigeante la plus importante de la WIC était le Conseil des Dix-Neuf, et plus tard des Dix, qui se réunissait plusieurs fois par an afin de prendre les décisions stratégiques concernant la Compagnie.
Tous les intéressés pouvaient acquérir des actions auprès des chambres de la WIC. Marchands et bourgmestres, mais aussi des gens de condition plus modeste, investissaient dans la compagnie.
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Guerre de course et colonisation
Selon l’accord conclu, la république des Provinces-Unies devait se retirer des Caraïbes durant la trêve avec l’Espagne. Les Néerlandais colonisèrent cependant plusieurs régions. Joost van der Hooge (dates inconnues) fonda ainsi en 1616 la colonie d’Essequibo (dans l’actuel Guyana), et Adriaen Block (1567-1627) remonta l’Hudson entre 1611 et 1613, ce qui aboutit à la fondation de la Nouvelle-Amsterdam, future New York. La WIC continua de coloniser les Caraïbes.
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Cette colonisation impliquait toutefois un conflit avec les Espagnols et les Portugais, majoritairement présents dans la région. Au cours de ses premières années d’existence, la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales se tourna donc vers la guerre de course. Les navires recevaient une lettre de course des états généraux les autorisant à attaquer et piller les vaisseaux ennemis. Les navires de la WIC attaquaient les Espagnols sur mer afin d’empêcher l’afflux de l’or et de l’argent en Europe et s’emparaient d’un nombre croissant de colonies dans les Caraïbes.
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En 1628, Piet Hein (1577-1629) s’empara sans trop de mal de la flotte espagnole des Indes, la fameuse «flotte d’argent». Les galions transportaient de l’or, de l’argent, des perles et d’autres marchandises, pour une valeur totale de 11,5 millions de florins. Ce fut une victoire de la République, qui put avec ce butin financer le siège de Bois-le-Duc (1629) et poursuivre la guerre avec l’Espagne.
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Dans les années 1630-1640, les Néerlandais s’emparèrent de nouvelles possessions, notamment Saba, les îles ABC (Aruba, Bonaire et Curaçao) et Saint-Eustache. Il en alla de même pour le Brésil portugais après la nomination de Johan Maurits van Nassau-Siegen (1604-1679) comme gouverneur général du Brésil néerlandais.
Le travail dans les plantations de sucre créées par les Portugais au Brésil impliquait le recours à l’esclavage. Or la WIC n’avait encore guère l’expérience du commerce des esclaves. Pour la WIC, la question n’était pas seulement de voir comment fournir des esclaves pour travailler dans ses possessions, mais aussi de savoir si l’esclavage était approuvé par la Bible, un débat déjà ancien dans les Provinces-Unies.
Bibliquement correct
Au départ, la République était farouchement opposée au commerce des esclaves. L’arrivée à Middelbourg, en 1596, d’un navire transportant plus de cent esclaves africains suscita de vifs débats sur ce qu’il convenait de faire d’eux. Le capitaine voulait les vendre dans les Provinces-Unies. Le conseil de la ville de Middelbourg et les états généraux s’y opposèrent. Le capitaine pouvait agir à sa guise, mais les esclaves n’avaient pas le droit d’être vendus dans la république des Provinces-Unies, car l’esclavage n’y avait pas cours. On ignore ce que devinrent ces esclaves.
Au départ, la République était farouchement opposée au commerce des esclaves
Dès la création de la Compagnie des Indes occidentales en 1621, des actionnaires avaient proposé de prendre part à la traite transatlantique. Après en avoir discuté avec différents théologiens, les directeurs de la WIC estimèrent cependant que le commerce d’êtres humains était moralement répréhensible. Au début du XVIIe siècle, la WIC n’avait presque pas accès aux marchés d’Afrique occidentale et ne pouvait donc transporter un grand nombre d’esclaves vers l’Atlantique Ouest.
Pour autant, le Conseil des Dix-Neuf décida en 1635 de prendre part à la traite. La conquête du Brésil, par laquelle la WIC se retrouvait propriétaire d’une colonie de plantations nécessitant le travail d’esclaves, en était la principale raison. La traite trouva aussi alors sa justification dans la Bible. Les Néerlandais pouvaient ainsi convertir les Africains «païens» à la foi chrétienne. D’autres estimaient que les Africains descendaient de Cham, à l’origine d’une malédiction biblique. Le sujet de controverse devenait bibliquement correct pour justifier la participation de la WIC à la traite transatlantique des esclaves.
En 1637, le fort Saint-Georges d’Elmina, sur la Côte de l’Or (Ghana actuel), fut pris aux Portugais. Par la suite, la WIC disposa d’un nombre croissant de forts et d’établissements, et eut ainsi accès aux marchés des esclaves en Afrique.
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Dans les années 1630-1650, la WIC fut la plus grande compagnie esclavagiste de l’Atlantique. Même après la perte du Brésil néerlandais, la WIC conserva son rôle dominant dans la traite transatlantique, car la Compagnie était indirectement impliquée dans l’asiento de negros, ce qui signifiait qu’elle livrait des esclaves aux colonies espagnoles. Port franc, Curaçao représentait une plaque tournante du commerce transatlantique des esclaves. De cette île, les esclaves africains étaient transportés par bateau vers les colonies espagnoles pour y être vendus à des particuliers. Espagnols, Portugais et Anglais finirent par rattraper la WIC, mais l’implication néerlandaise dans la traite demeura.
La colonie la plus impitoyable
À partir de 1674, la WIC se tourna entièrement vers le commerce transatlantique, appelé aussi commerce triangulaire. Les cinq chambres de la Compagnie équipaient des navires pour aller sur la côte de Guinée afin d’y échanger des marchandises contre de l’or et de l’ivoire, mais aussi des êtres humains. Les hommes, femmes et enfants achetés en Afrique occidentale devaient travailler dans les colonies néerlandaises aux Caraïbes, soit dans les plantations, soit chez des particuliers. Les navires de traite ramenaient ensuite les produits coloniaux, cultivés dans les plantations grâce au travail des esclaves, notamment le sucre et le café, qui étaient commercialisés au retour dans les Provinces-Unies.
Environ 80 % des esclaves africains vendus par les Néerlandais arrivaient au Suriname. La Société du Suriname fut créée en 1683 pour administrer la colonie à partir d’Amsterdam. La WIC, la ville d’Amsterdam et la famille Van Aerssen van Sommelsdijck détiennent chacune un tiers des actions. Au milieu du XVIIIe siècle, la colonie comptait plus de 500 plantations, de canne à sucre pour la plupart. La diversification intervint plus tard, avec les cultures de café et de cacao.
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Le défrichement des sols, la récolte puis la transformation de la canne représentaient un dur labeur, sans parler des accidents réguliers avec les broyeurs des moulins à canne, qui faisaient perdre aux esclaves l’usage de leurs membres, voire la vie. Aussi le Suriname passait-il pour être la colonie la plus impitoyable des Caraïbes. Le manque d’esclaves se faisait sentir en permanence, car les décès étaient toujours supérieurs aux naissances. Les planteurs dépendaient donc de la WIC, et plus tard de marchands indépendants, dans la fourniture d’esclaves africains pour leurs plantations.
Environ 300 000 esclaves
Du XVe
siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, les pays européens ont déporté quelque 12,5 millions d’esclaves africains outre-Atlantique. L’Espagne et le Portugal étaient les plus grands esclavagistes, suivis de l’Angleterre, des Provinces-Unies, des États-Unis, de la France et du Danemark. On estime que 600 000 esclaves ont été vendus par les Néerlandais. Quelle a été la part de la WIC dans ce résultat?
On estime que 600 000 esclaves ont été vendus par les Néerlandais
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, un navire de traite transportait 350 esclaves en moyenne d’Afrique occidentale vers les colonies à l’ouest. Les navires de la WIC avait souvent davantage d’esclaves à bord: 600 environ. On estime qu’avant 1674, la WIC a déporté au moins 85 000 esclaves d’Afrique de l’ouest vers le Nouveau-Monde, et au moins 180 000 après 1674. Somme toute, la WIC est responsable de la moitié du nombre total de déportations d’esclaves africains outre-Atlantique, soit 300 000 environ.
Il est difficile de dire combien d’esclaves sont morts à bord des navires de traite de la WIC. On estime que le taux de mortalité des esclaves à bord des navires de la WIC entre 1674 et 1740 a été d’environ 16,5 %. Ce chiffre est néanmoins discutable. Seule une partie des archives de la WIC a été conservée. Statistiquement, une cohorte ne figure pas dans les documents de la WIC: les bébés nés et morts à bord. Ils sont presque invisibles dans les archives.
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Le Leusden illustre de façon poignante la grande mortalité qui existait à bord des navires de la WIC. Ce bateau effectua entre 1719 et 1738 dix transports d’esclaves représentant un total de 6 564 esclaves. Des conditions effroyables faisaient qu’un quart d’entre eux mouraient durant la traversée. Lors de son dernier voyage, en 1737, le Leusden transporta près de 700 esclaves africains, qui devaient être vendus au Suriname. En raison du mauvais temps, le capitaine, Jochem Outjes, fit une grossière erreur de navigation et s’engagea sur le Maroni au lieu de remonter le fleuve Suriname, de sorte que le navire s’ensabla et se mit à couler. Les centaines d’esclaves à bord tentèrent de gagne le pont supérieur pour échapper à la noyade.
Sans pitié aucune, l’équipage cloua délibérément les écoutilles, condamnant ainsi à la mort les 664 esclaves qui se trouvaient à bord. L’équipage lui-même, en revanche, réussit à quitter l’épave. Finalement, seize esclaves échappèrent au naufrage, car ils avaient été autorisés, pour une raison inconnue, à être sur le pont supérieur. Deux semaines plus tard, ils furent vendus au Suriname.
La fin
Entre 1730 et 1740, la WIC perdit ses privilèges et la traite transatlantique s’ouvrit aux marchands indépendants. À partir de là, tout le monde put commercer en Afrique occidentale et dans les colonies néerlandaises des Caraïbes. La Compagnie de commerce de Middelbourg (MCC, 1720-1889) fut la plus grande société privée de trafic d’esclaves que les Provinces-Unies aient connue. Entre 1740 et 1803, la MCC transporta plus de 30 000 Africains de l’autre côté de l’Atlantique. De plus petites entreprises aussi armaient des navires pour la traite, comme les armateurs rotterdamois Coopstad en Rochussen.
Près de 80 % du commerce des esclaves étaient aux mains des firmes zélandaises
Pour autant, les Zélandais jouaient un rôle dominant dans la traite. Près de 80 % du commerce des esclaves étaient aux mains des firmes zélandaises. Après la libéralisation de la traite entre l’Afrique et le Nouveau-Monde, la WIC ne se préoccupait plus guère de commercer activement. La Compagnie désirait surtout gérer les colonies atlantiques. Désormais, la WIC tirait principalement ses revenus des taxes et des droits qu’elle percevait. La Compagnie ne put jamais se remettre des pertes importantes subies à la fin du XVIIe siècle et durant la Guerre de succession d’Espagne (1701-1714).
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À partir 1730, la WIC fut surtout déficitaire. Pendant la guerre de Sept Ans (1754-1763) et au début de la guerre d’Indépendance des États-Unis (1775-1783) seulement, elle enregistra de gros bénéfices de WIC, lorsque Curaçao put profiter du conflit anglo-français. Durant une courte période, la Compagnie sortit du rouge.
Au cours de l’existence de la WIC, le Conseil des Dix-Sept, puis des Dix, tenta à différentes reprises de fusionner avec la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) et même de se faire reprendre entièrement par la VOC. La Compagnie des Indes orientales et les états généraux n’y étaient pas favorables.
En 1674, la WIC avait déjà fait faillite, mais compte tenu de l’intérêt des enjeux commerciaux et des colonies néerlandaises aux Caraïbes, il fut décidé de la remplacer par une seconde WIC. En 1791, la situation était différente. Dans les années qui avaient précédé, les états généraux avaient dû mettre de plus en plus d’argent dans la Compagnie. Le grand-pensionnaire Laurens Pieter van de Spiegel proposa de ne pas renouveler la charte de la Compagnie et les états généraux suivirent. Ils reprirent la gestion des colonies et la WIC fut dissoute. Après 171 ans d’existence, la Compagnie disparut pour de bon.
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La fin de la WIC ne signifiait pas pour autant la fin de la traite néerlandaise. En 1814, les Pays-Bas mirent fin au commerce d’esclaves, mais l’esclavage ne fut totalement aboli dans les colonies néerlandaises qu’en 1863. Les esclaves durent encore travailler dans les plantations pendant dix ans avant d’être affranchis. Le gouvernement néerlandais paya une compensation de trois cents florins par esclave aux propriétaires d’esclaves, mais ces derniers ne reçurent rien pour les souffrances qui leur avaient été infligées ainsi qu’à leurs ancêtres.
En savoir plus?
- Leo Balai, Slavenschip Leusden. Moord aan de monding van de Marowijnerivier, Walburg Pers, Zutphen, 2013
- Karwan Fatah-Black, Sociëteit van Suriname 1683-1795. Het bestuur van de kolonie in de achttiende eeuw, Walburg Pers, Zutphen, 2019
- Henk den Heijer, De geschiedenis van de WIC, Walburg Pers, Zutphen, 2002
- Henk den Heijer, Goud, ivoor en slaven. Scheepvaart en handel van de Tweede Westindische Compagnie op Afrika, 1674-1740, Walburg Pers, Zutphen, 1997
- Gerhard de Kok, Walcherse Ketens. De trans-Atlantische slavenhandel en de economie van Walcheren, 1755-1780, Walburg Pers, Zutphen, 2020
- Ramona Negrón, The Enslaved Children of the Dutch World. Trade, Plantations, and Households in the Eighteenth Century, (ResMA thesis) Universiteit Leiden, 2021
- Ruud Paesie, De geschiedenis van de MCC. Opkomst, bloei en ondergang, Walburg Pers, Zutphen, 2014
- Johannes Postma, The Dutch in the Atlantic Slave Trade, 1600-1815, Cambridge University Press, 1990
- Trans-Atlantic Slave Trade Database, www.slavevoyages.org